En 2019, la série Netflix événement The Witcher, avec Henry Cavill dans le rôle principal, a fait découvrir les aventures du « sorceleur » Geralt de Riv à un très grand public. La série de romans et nouvelles (1986-2013) de l’écrivain polonais Andrzej Sapkowski n’a pas attendu la plateforme américaine pour séduire un public friand d’heroic-fantasy, et en 2007, elle est une première fois adaptée, sous une autre forme : le jeu vidéo (CD projekt). Aujourd’hui, les jeux The Witcher sont parmi les plus populaires dans leur genre, le jeu de rôle (ou RPG). La plus récente de ces adaptations, The Witcher 3: Wild Hunt (2015) regorge de clins d’œil à l’histoire de l’art, et par sa qualité, de même que par ses références culturelles, pose une question : les jeux vidéo peuvent-ils être considérés comme des œuvres d’art à part entière ?
Dans ce jeu dont l’histoire se déroule dans un univers médiéval imaginaire, nous incarnons le personnage du sorceleur, un chasseur de monstres qui parcoure le monde à la recherche de contrats : un griffon dévore votre bétail ? Appelez Geralt. Un golem sème la terreur dans le quartier ? Votre demeure familiale est hantée par un spectre ? Jetez un sou au sorceleur, il vous en débarrasse ! Les romans, comme les jeux, puisent dans divers folklores et mythologies (slave, nordique) pour développer leur univers. Le joueur à l’œil aguerri remarquera également que les références artistiques sont nombreuses dans l’adaptation vidéo-ludique.
Œuf de Pâques
Le jeu ne se prive pas d’insérer des références destinées à amuser le joueur. Ces éléments cachés sont communément appelés des « Easter Eggs » (œufs de Pâques) et sont plus ou moins évidents à repérer. Une quête mentionne un tableau d’un jeune artiste appelé van Rogh, tandis que le portrait de l’un des personnages principaux, Ciri, ressemble à s’y méprendre à une ménine de Velasquez. La surprise visuelle qui fera sans aucun doute sourire les joueurs férus de peinture française apparait lors qu’une quête intitulée « Portrait du sorceleur en vieil homme » (une référence directe au Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce), où Geralt rencontre un groupe de personnages agencés de la même manière que le tableau de Manet Le Déjeuner sur l’herbe (1863, Musée d’Orsay, Paris) (fig.1 Déjeuner sur l’herbe dans The Witcher 3: The Wild Hunt – capture d’écran / image principale).
Une œuvre qui s’inspire, ou même intègre complètement des références à d’autres créations, ce n’est pas nouveau : c’est même l’un des principes fondamentaux de l’histoire de l’art. On peut s’amuser à parler d’Easter egg pour décrire ce même procédé à propos d’œuvres un poil plus anciennes : c’est ainsi que le hollandais Pieter Lastman (1583-1633) inclut l’aiguière de l’orfèvre Adam van Vianen à de nombreuses reprises dans ses œuvres : on la retrouve notamment dans L’Ange Raphaël quittant Tobit et son fils Tobias (fig. 2a, b).
Le chef-d’œuvre d’argent du style auriculaire est commandé par la même guilde que celle qui paye Lastman pour son tableau : on peut donc y voir une inspiration visuelle pour sa composition, mais également un véritable « œuf de Pâques » qui fera sourire les membres capables de reconnaître l’objet.
Culture matérielle et reconstitution visuelle
De manière générale, l’attention portée aux visuels du jeu dans The Witcher 3 est époustouflante. Lumières (soleil levant, couchant, au zénith), textures (métal brillant, pourpoints brodés, cuir abîmé), voix d’acteurs (accents régionaux différents en fonction des régions), tout contribue à faire entrer le joueur dans l’univers. Il en va de même pour le décor et ses références culturelles. Les objets, costumes, et l’architecture modélisés participent à l’évocation une époque médiévale-renaissance, avec une certaine liberté due au caractère imaginaire du monde, mais toujours en recherchant une cohérence visuelle, notamment au sein des différents pays où Geralt peut voyager. L’inspiration culturelle est à chaque fois spécifique : Velen se réfère à l’Angleterre, tandis que Skellige s’inspire très fortement de l’art nordique, entre autres.
Ce travail méticuleux permet bien sûr de créer un monde attrayant et immersif, dans lequel le joueur a plaisir à explorer différentes quêtes. Mais il s’agit également de suggérer l’environnement social et culturel de chaque région de la carte. Ainsi, à Beauclair, le pays le plus riche du jeu, nous pouvons admirer au détour d’une rue une fresque murale reprenant le motif de la danse macabre du Triomphe de la Mort de l’Oratorio dei Disciplini à Clusone (Italie) (fig. 3).
Cette œuvre du XVe siècle se marie parfaitement avec le décor de la ville fabriquée de toutes pièces, qui évoque clairement le raffinement et l’opulence d’une cité de la Renaissance.
La précision des développeurs va même plus loin, au bonheur du joueur au regard affuté. Dans la ville de Novigrad, par exemple, il est possible de boire dans une auberge qui renferme de l’orfèvrerie digne des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle… littéralement. Vous trouverez notamment une coupe directement inspirée d’œuvres de la peintresse flamande Clara Peeters (1587- après 1636), ainsi qu’une tazza ressemblant à s’y méprendre à la pièce d’argent sur le chef d’œuvre de Willem Claesz. Heda (1593/1594 – 1680/1682) Nature morte avec gobelet doré (fig.4a, b et c).
De nombreux meubles sont également des reprises de panneaux sculptés, ainsi le coffre aux quatre évangélistes de l’église de Dersingham (XIVe siècle, Norfolk) est reconnaissable dans plusieurs scènes (fig. 5).
Le jeu vidéo : un art ?
Dans le secteur du jeu vidéo, The Witcher 3 est considéré par beaucoup comme un chef-d’œuvre du genre. Ses qualités visuelles indéniables et très riches en références culturelles, comme on l’a vu, vont de pair avec une narration de grande qualité. Le genre du jeu, avec un monde ouvert à explorer, se prête à l’effet d’immersion du joueur. Cet accomplissement nous laisse nous interroger : peut-on parler d’œuvre d’art ? D’aucuns diront que l’objectif même du jeu vidéo, comme son nom l’indique, étant de divertir, la question ne se pose pas – quel affront de suggérer une telle chose ! Et pourtant, n’est-ce pas ce que l’on pouvait entendre (et parfois que l’on peut encore entendre !) à propos du cinéma ? On voit différents musées s’intéresser à la question récemment : The Art of Video Game au Smithsonian American Art Museum, Washington, en 2011, L’Art dans le Jeu Vidéo à l’Art Ludique-Le Musée, Paris, en 2015-2016, ou encore Videogames: Design/Play/Disrupt au V&A, Londres, 2018-2019.
Plutôt, peut-être, que de chercher à lister de manière exhaustive ce qui est digne ou nom de porter l’étiquette « d’œuvre d’art », est-il plus intéressant de questionner notre définition de l’art. Si une œuvre de grande qualité esthétique, aux références culturelles poussées, qui cherche à émouvoir le spectateur avec une narration élégante pourrait correspondre à cette définition, alors il est temps d’aller chasser les monstres.