La fête est finie. Le cœur n’y est plus dans ce tableau de Valentin de Boulogne. Un violoniste, une guitariste, un luthiste accompagnés de deux chanteurs improvisent un concert sans joie. Pourtant le sujet s’y prêterait et Valentin n’est pas le premier à le peindre, bien au contraire. Au début de sa carrière, Le Caravage lui-même s’était attaché à représenter ces personnages tirés des bas-fonds de Rome. Sa manière de travailler dal naturale, d’après le modèle vivant et de façon vériste, ses éclairages fortement contrastés ont bouleversé le monde de la peinture. Si certains, tel Poussin, considérait qu’il était venu au monde « pour détruire la peinture », d’autres au contraire ont revendiqué son héritage. Valentin de Boulogne fait partie de ses peintres venus de France, comme c’est son cas, mais aussi de Flandres, de Hollande ou d’Espagne pour étudier à Rome les grands classiques mais aussi se confronter aux avant-gardes. Ces artistes qui reprirent les recherches plastiques du Caravage et que l’on regroupe souvent sous le terme de « caravagesques » se firent une spécialité de ces représentations de taverne, où ivresse et débauche se donnent le répondant. Mais à regarder les œuvres de Dirck van Barburen, Gerrit von Honthorst, Nicolas Régnier ou Pietro Paolini ou même les premières peintures de Valentin, cette toile se distingue.
Pourtant, on y retrouve la trivialité des tavernes romaines. Un jeune homme boit directement au goulot de la fiasque ; un soldat assis à même le sol coupe le vin dans une amphore. Les costumes sont ceux du temps que l’artiste dépeint d’un pinceau virtuose : la lumière se reflète dans la cuirasse du soldat, les chausses se plissent aux genoux et aux chevilles. Le mur du fond est neutre, l’atmosphère obscure, autant d’ingrédients de la recette caravagesque. Mais, ici, il y autre chose, quelque chose qui dépasse la simple représentation d’un quotidien cru. Ces compagnons de fête semblent bien indifférents les uns aux autres. Pourquoi ces joyeux drilles ont-ils perdu leur entrain ?
La réponse se trouve peut-être dans la composition qui place le visage las d’un enfant à moitié endormi en son centre. Sa pose n’est pas sans évoquer celle du mélancolique. La main sous la joue, il est avachi sur le bloc de pierre qui sert de table à l’assemblée. Ce bloc d’ailleurs régule la composition. Chacune de ses arrêtes dirige notre regard vers l’un des musiciens. Placé en biais, il divise l’espace dans sa profondeur et oppose le soldat au jeune garçon assoiffé de l’arrière-plan. D’ailleurs, la pierre oppose autant qu’elle associe ces deux personnages. L’un est debout, l’autre assis ; l’un est au premier plan, l’autre à l’arrière-plan. Tous deux figurent sans doute des allégories contraires, la Tempérance qui met de l’eau dans son vin littéralement et l’Excès qui étanche avidement sa soif. Le jeune enfant se trouve donc entre le vice et la vertu. Aura-t-il bientôt à faire un choix ?
Sans doute ne devrait-t-il pas trop tarder. Le temps passe comme nous le rappelle le bloc de pierre qui est bien plus qu’une table de fortune. Un relief y est sculpté. Cette pierre fut travaillée par les hommes de la Rome antique mais aujourd’hui, elle n’est plus qu’un support de beuverie. Changeante est la destinée et même les plus grandes civilisations ne résistent pas au passage du temps. Le relief en lui-même n’est pas choisi au hasard, il figure les noces de Thétis et Pelée. Valentin se veut précis en reproduisant à l’identique un relief en terre cuite des collections Farnèse (et qui se trouve désormais au Louvre). L’artiste fait appel à la culture du regardeur et étoffe la richesse iconographique de son œuvre. Thétis fut contrainte d’épouser Pelée, simple mortel. La néréide immortelle connut alors l’amertume de la vieillesse et de la mort de sa famille. De quoi sombrer dans la mélancolie. Faut-il ajouter que lors de ces noces, la déesse Eris fâchée de n’avoir pas été invitée, jeta sur la table des déesses olympiennes une pomme d’or qui allait déclenchée la plus homérique des guerres antiques ?
Loin de la bambochade attendue pour un peintre caravagesque, Valentin de Boulogne livre avec cette toile une réflexion poétique sur la destinée humaine. A cheval entre la Tempérance et l’Excès, l’enfant saura-t-il trouver l’harmonie que symbolise la musique ? Ou écrasé par le poids du destin sombrera-t-il dans la mélancolie ? Au spectateur de faire son choix, Valentin de Boulogne semble avoir fait le sien. Il mourut de fièvre après s’être baigné dans les eaux glacées de la fontaine du Triton de la piazza Barberini, lors d’une nuit d’ivresse.