Assise avec assurance à son chevalet, Judith Leyster (1609-1660) nous regarde droit dans les yeux, un sourire aux lèvres et la bouche entrouverte, prête à nous adresser la parole (fig.1). Que son attitude nonchalante, un bras reposant sur le dos de la chaise, ne vous trompe pas : Leyster est une professionnelle accomplie, et c’est exactement ce qu’elle nous communique avec cet autoportrait de 1633. La jeune femme (24 ans) vient juste d’être acceptée à la guilde de Saint Luc d’Haarlem en Hollande, la guilde des peintres, lui donnant par la suite le droit de gérer son propre atelier, avec ses propres élèves. Il est même possible que ce tableau ait été son chef-d’œuvre, pièce de présentation pour son entrée à la guilde. Pour une telle occasion, elle se représente maîtresse de son art : pinceaux et palette à la main, devant une toile inachevée de joyeux musicien – une citation directe de son travail. Elle peint plusieurs joyeuses compagnies et autres scènes populaires inspirées du Caravagisme à cette période. Le portrait insiste sur son savoir-faire technique et sur l’aspect pratique du travail de peintre : elle tient de très nombreux pinceaux. Traditionnellement, on recommandait effectivement aux artistes un pinceau par couleur. Sa technique, comparable à Frans Hals, portraitiste travaillant également à Haarlem, présente des coups de pinceaux visibles et une fluidité suggérant la rapidité de la touche : observez, par exemple, les plis de sa robe. Cela renforce cette impression de spontanéité créée par la pose. Ses compositions sont esquissées directement sur la toile, sans dessin préliminaire, une technique appelée « alla prima. » La touche visible du pinceau semble faire écho à l’insistance du portrait sur la technique de l’artiste, pinceau à la main : elle est visible par le geste et par le symbole.
Il ne vous aura sans doute pas échapper que Judith se présente ici dans un costume riche, à la pointe de la mode, et complètement inapproprié aux travaux pratiques : elle porte un pourpoint féminin noir, une couleur extrêmement chère à l’époque, ainsi qu’une robe bordeaux. Collet et manchettes blancs sont décorés de dentelles et sa coiffe achève une tenue respectable, très semblable aux portraits de riches citoyens traditionnels à l’époque : Judith Leyster exhibe sa réussite sociale, au détriment de toute réalité pratique. Son large collet immaculé, en particulier, dont l’armature métallique crée cette forme de soucoupe, provoque presque un sentiment d’anxiété à l’observer si proche de la toile à la peinture fraiche. Cette tension entre la représentation du savoir faire du peintre et la volonté de mettre en valeur son statut social se retrouve dans nombre d’autoportraits, dans lesquels les artistes font preuve d’introspection et d’innovation.
Ce thème de l’autoportrait au chevalet apparait dans la peinture occidentale à la Renaissance, et le plus ancien parvenu jusqu’à nous est également celui d’une femme : Catharina van Hemessen (1528 – après 1565, fig. 2). Le tableau présente l’inscription « Moi, Catherina de Hemessen, me suis peint en 1548, à l’âge de 20 ans. » Ici aussi, son costume est celui d’une femme aisée, en accord avec sa classe sociale, et complètement inapproprié pour la peinture. Cet autoportrait vise à promouvoir son talent. En Flandres au XVIesiècle, elle n’a pas le statut de professionnelle, à la manière d’un homme, mais la situation de son père, peintre et à la tête de la guilde de saint Luc à Anvers, lui offre sans doute plus de liberté. Par la suite, elle travaille à la cour de Marie de Hongrie, signe de la reconnaissance de son talent et de l’efficacité de ce travail de promotion personnelle.
Huit ans plus tard, à Crémone, Sofonisba Anguissola (ca. 1532–1625) peint un autoportrait semblable (fig. 3). Cette portraitiste reconnue a une carrière internationale ; elle est notamment dame de compagnie de la reine d’Espagne, Élisabeth de Valois. Les artistes Giorgio Vasari, Michelangelo Buonarroti ou encore Anton van Dijk admirent son travail. Sofonisba se représente vêtue de noir, son regard soutenant le nôtre, le pinceau à la main : elle est en train d’achever une Vierge à l’enfant. C’est un élément évocateur : le saint patron des peintres, Saint Luc (d’où le nom de la guilde), a selon la légende peint la Vierge Marie. Le saint est parfois représenté en train de faire le portrait de la Vierge et l’Enfant Jésus – dans ces tableaux, les artistes n’hésitent pas à prêter leurs traits à ceux de l’évangéliste ! Ici, sans pouvoir en faire autant, Sofonisba fait clairement écho à cette tradition.
En 1638, l’italienne Artemisia Gentileschi (1593-1652) pousse ce sujet encore plus loin. Elle se représente également devant son chevalet, mais elle ne nous regarde pas : toute son attention va à sa toile encore vierge, le plan de l’œuvre se confondant presque avec la toile dans l’image (fig. 4). L’angle sous lequel elle est dépeinte est bien plus compliqué à obtenir et suggère l’utilisation d’un jeu de miroirs. Un pinceau dans un main, la palette dans l’autre (encore une fois, avec tous les autres pinceaux pour les différentes couleurs) elle porte elle aussi une belle robe, mais elle a la présence d’esprit de retrousser sa manche et de porter un tablier marron sur la jupe. Plutôt que d’évoquer (sans pouvoir jouer) le rôle de saint Luc, la peintresse devient elle-même la personnification féminine de la Peinture, jouant ici un rôle que ses collègues masculins ne pourraient s’approprier. Artemisia s’inspire du manuel de Cesare Ripa L’Iconologia, qui décrit les allégories (vices, vertus, arts, etc.) afin d’inspirer les artistes. La Peinture (Pittura) y est décrite comme “une belle femme, avec des cheveux noirs, ébouriffés et tordus de diverses manières, avec des sourcils arqués qui montrent une pensée imaginative, la bouche couverte avec un tissu noué derrière ses oreilles, avec une chaîne d’or à son cou depuis laquelle pend un masque, et a écrit devant ‘imitatio’ ». Ainsi, Artemisia sélectionne ce qui l’intéresse de traditions iconographiques pour créer une œuvre innovante et audacieuse.
L’iconographie de l’autoportrait au travail est populaire au XVIIe siècle, notamment en France où plusieurs femmes se battent pour être admises à l’Académie royale des arts et des sciences. Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) s’approprie notamment ce sujet, avec une mise en scène complètement différente, une composition monumentale (plus de deux mètres de haut) et assise à son chevalet qui nous fait dos (fig. 5). Elle utilise ce sujet pour défendre sa conviction que plus de femmes devraient être présentes à l’Académie, qui limite leur présence à quatre : en effet, en plus de mettre en valeur son talent et sa légitimité, elle se peint accompagnée de deux apprenties qui observent son travail. La relève est assurée, mais le combat continue pour sa reconnaissance. Une fois encore, la peintresse à son chevalet est vêtue d’un costume très en vogue et impensable pour une telle activité : une robe bleue et blanche de soie qui attire la lumière. Qui se préoccupe du réalisme de la scène quand ce subterfuge permet d’attirer l’attention sur ce qui lui tient à cœur, comme ses consœurs avant elle : l’association, uniquement possible sur la toile, de sa réussite sociale à travers sa présentation vestimentaire, de la réalité de sa pratique, et de son talent artistique fabriquant cette image de toute pièce.