Un théâtre ce n’est pas une comédie, loin de là. Les Bordelais en savent quelque chose. Au moment où les tragédies de Voltaire font fureur, où Glück triomphe, ils n’ont pas de salle, la leur est partie en fumée en 1755. Depuis, les muses de le Tragédie et de la Comédie boudent la ville. Heureusement, le gouverneur de la province ne l’entend pas de cette oreille : le maréchal-duc de Richelieu, que l’on surnommait alors le roi de Guyenne aime le faste et la fête. Il ne pouvait se passer d’un théâtre qu’il confia à un architecte prometteur, Victor Louis, en 1771.
Futur architecte des galeries du Palais-Royal, Victor Louis sut donner toute sa mesure au nouveau théâtre du Port de la Lune. Dans son esprit, la salle de spectacle devait être le joyau autour duquel graviterait le reste du quartier. Et cela tombait plutôt bien, le quartier était à construire ! L’emplacement en limite de la ville, près du château Trompette, était vierge, l’architecte eut donc toute latitude pour choisir la forme générale et l’orientation qu’il souhaitait donner au bâtiment, élément fondamental d’un quartier neuf.
Hors de question donc, de louper la façade donnant sur la Place de la Comédie. Pour ce temple des Muses, il fallait rappeler l’Antiquité, d’où la puissante colonnade en portique surmontée des douze Muses. Et pour joindre l’utile à l’agréable, les voitures pourront ainsi se ranger contre la colonnade afin que les spectateurs y soient immédiatement à l’abri. Sur les côtés une véritable galerie marchande avec boutiques, cafés et terrasses, histoire de tuer le temps en cas d’attente et d’attirer le chaland.
Mais le plus beau reste à venir. L’architecte ménagea des effets qui conduisent le spectateur de tumulte extérieur au monde magique du spectacle par une véritable progression initiatique. Passant sous le péristyle, le spectateur pénètre dans le vestibule plongé dans une demi obscurité, faute d’un quelconque éclairage direct et d’un plafond bas. La décoration, volontairement réduite à des niches et dessus de portes sculptés, fait la part belle à la pierre nue, ainsi celle-ci ne distrait pas l’attention de l’énorme cage d’escalier baignée de lumière, elle, grâce à un éclairage zénithal. Ses dimensions monumentales (pas moins de dix-neuf mètre sous voûte) se passent de décor. L’escalier est mis en scène ou plutôt met en scène l’aristocratie qui en grimpe les marches accompagnée par la rampe moulurée qui souligne la simplicité et l’efficacité du parti. A la massivité du rez-de-chaussée, Victor Louis oppose la légèreté de l’étage et dramatise ainsi la progression du spectateur. Admiré par tous les architectes, cet escalier a souvent été imité, Garnier lui a rendu un hommage remarqué à l’Opéra de Paris, un siècle plus tard.
Arrive enfin le saint des saints, la salle de spectacle. Elle frappe par son luxe et son ampleur. La scène et l’arrière-scène étaient alors les plus importantes qu’il y ait en France aussi bien en hauteur qu’en profondeur, et les mieux agencées avec les souterrains pour le rangement des accessoires et des combles amples pour les cordages et treuils. Malheureusement, on ne fait pas toujours les bons choix et Victor Louis n’échappe pas à la règle. Il donne à sa salle une forme de fer à cheval, choix malheureux qui réduit la visibilité pour une partie des spectateurs. On se consolera en admirant le plafond de bois peint à la détrempe par Jean-Baptiste-Claude Robin représentant « Apollon et les Muses agréant la dédicace d’un temple qui leur est consacré par la ville de Bordeaux », rien que ça !