« Je suis un peu de l’avis de Vincent, l’avenir est au peintre des tropiques. »
Cette déclaration de Gauguin, dans une lettre de 1888, montre l’influence de Van Gogh dans le choix qu’il fait de s’éloigner de Paris pour aller chercher un renouveau artistique à l’autre bout du monde.
Ce qu’il cherche, c’est le paradis perdu. Et d’après la propagande colonialiste, il existe encore… dans les colonies françaises. Déjà en 1887, il avait fait une première tentative du côté du continent américain : « Ce que je veux avant tout c’est fuir Paris qui est un désert pour l’homme pauvre. Je m’en vais à Panama en sauvage j’emporte mes couleurs et mes pinceaux et je me retremperais loin des hommes. J’aurais à souffrir de l’absence de ma famille, mais je n’aurais pu cette mendicité qui me dégoûte. Ne redoute rien pour ma santé l’air y est sain et comme nourriture le poisson et les fruits qu’on a pour rien. »
Mi Robinson Crusoé, mi Adam, Gauguin pense partir dans un monde enchanté, et on peut dire qu’il a été passablement déçu ! Panama est en pleine transformation entre les mains des colons, la nourriture y est très chère et Gauguin doit travailler comme ouvrier pour le percement du canal afin de subvenir à ses besoins et bien entendu il n’a pas un instant pour peindre. C’est un désastre ! Heureusement il parvient à partir pour la Martinique où le contexte lui est plus favorable. Certes il doit être rapatrié en France à cause d’une hépatite virale à la fin de l’année, mais il a tout de même réussi à peindre. De Martinique il ramène des œuvres et des inspirations nouvelles comme La femme Caraïbes peinte sur bois, qui montre une femme aux cheveux noirs et à la peau mate, dont le corps allongé, anguleux et simplifié, relève plus de la sculpture que de la peinture. Avec son visage semblable à un masque et sa pause étrange elle surgit telle une apparition sur un fond de fleurs démesurées qui donnent à cet œuvre une dimension décorative. Malgré les aléas de l’aventure Gauguin en est plus sûr que jamais, il faut partir loin pour pouvoir se réinventer.
De l’autre côté de la terre l’ile de Tahiti est alors très à la mode, notamment grâce au livre de Pierre Loti, Le mariage de Loti. Il y décrit le mythe d’un paradis sur terre loin de toute civilisation où la nourriture pousse toute seule et où les femmes pratiquent l’amour libre. Car colonies et érotisme vont de pair, et celles que l’on appelle les petites épouses font rêver les métropolitains. Sensible à la propagande colonialiste le choix de Gauguin est fait : en 1891 il s’embarque pour Tahiti.
Si Gauguin communique autour de l’idée d’un artiste sauvage, il ne cherche pas en réalité à se couper du monde. S’il est bien en quête d’une liberté artistique totale, il espère toujours le succès et la reconnaissance. Il organise donc plusieurs banquets avant son départ et des ventes aux enchères de ses œuvres pour lever des fonds. Il obtient ainsi plusieurs articles de journaux qui annoncent son périple, et même une petite mission diplomatique qui lui permet d’arriver à Tahiti dans de bonnes conditions.
Mais à une fois encore, c’est la déception. Le rêve décrit par Loti existe pas plus à Tahiti qu’il n’existait à Panama. En moins d’un siècle de colonialisme la langue et la culture traditionnelles ont presque totalement disparues. Il verra plus de œuvres maories au musée d’Auckland où il fait étape que dans toutes ces années à Tahiti. Si au début de son séjour il peint ce qu’il voit, rapidement il choisit de créer la réalité qu’il pensait trouver. Il fabrique ainsi de fausses idoles, invente des rituels et met en scène des paysages oniriques où se déroulent des cultes qu’il imagine, et où les couleurs ne sont plus la manifestation du monde extérieur mais l’expression de l’intériorité de l’artiste. Il applique le modèle musical à sa peinture et cherche à provoquer des sensations olfactives ou auditives simultanées à partir d’un arrangement de lignes et de couleurs.
L’œuvre la plus importante qu’il réalise à Tahiti et le très philosophique D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?. Dans cette œuvre il mêle toutes les cultures. Le personnage cueillant un fruit au centre de la composition évoque le pécher originel, quand la déesse à l’arrière-plan est inspirée des bas-reliefs des temples de Borobudur à Java. Gauguin était parti à Tahiti avec ce qu’il appelait son « petit musée », c’est-à-dire des cartes postales d’œuvres du Louvre, d’œuvres vues dans les expositions coloniales, des bas-reliefs égyptiens, des statues grecques, des divinités hindoues, ou simplement des reproductions d’art populaire. Tous ces éléments se retrouvent dans cette composition dont il explique qu’elle aurait dû être son testament artistique puisqu’il aurait tenté de se suicider après l’avoir finie. Réalité ou mythe on ne le saura jamais. Toujours est-il que cette fresque qui donne l’illusion de se détacher sur un fond d’or à une dimension symbolique, philosophique et artistique très importante. Autour de ces trois questions existentielles : d’où venons-nous ? que sommes-nous ? où allons-nous ?, il met en scène des personnages à différents stades de leur vie, du bébé jusqu’à la femme âgée dont, nous dit Gauguin, l’oiseau blanc est l’âme qu’elle regarde, acceptant qu’elle s’envole et donc acceptant sa propre mort.
Dans cette œuvre, Gauguin souligne les questions communes à l’humanité et propose une vision syncrétique de l’art, ne plaçant aucune culture au-dessus de l’autre.
C’est un des éléments essentiels du legs artistique du peintre, montrant la voie aux révolutions plastiques du XXe siècle, qui devront beaucoup à cette ouverture aux cultures extra-occidentales.
Visuel :
Paul Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-1898) – Détail
Huile sur toile – 139,1 x 374,6 cm
Musée des Beaux-Arts, Boston