Un voyage lointain
Le 28 Mai 1889, un jeune étudiant en droit du nom de Vassily Kandinsky monte dans un train en direction de la ville de Vologda, au Nord-Est de Moscou. Il rejoint ensuite Kadnikov avant de remonter la rivière Soukhona sur un bateau à vapeur, maintenant le cap au nord-est.
Lorsque le voyage en bateau prend fin, il pénètre réellement la campagne russe. Poussant toujours plus loin vers la grande barrière des montagnes aurifères de l’Oural, qui sépare l’Europe de l’Asie, le jeune homme se déplace désormais en charrette, tirée par des chevaux qui galopent « à travers des forêts infinies, entre des collines colorées, traversant des marais et des déserts de sable (…) dans des chars-tonneaux qui secouent à s’en faire mal aux entrailles. »1
Kandinsky, alors doctorant en droit, effectue ce voyage pour étudier les systèmes juridiques du monde paysan, ainsi que les cultures traditionnelles locales, qui disparaissent peu à peu dans un pays en voie de modernisation. Ce qu’il va découvrir le bouleversera, et à son retour, le jeune homme embrassera une carrière d’artiste et non de juriste.
Mais que s’est-il passé ? Et pourquoi ses études de droit l’ont elles mené dans ces régions reculées de la Russie ?
Le monde « Vieux-Russe »
A l’Université de Moscou, Kandinsky a suivi les cours du juriste et économiste Sergueï Nicolaïevitch Boulgakov. Ce dernier s’était intéressé aux écrits de Karl Marx et avait pour cela voyagé dans les régions rurales de la Russie pour étudier les rouages de l’économie locale et les structures sociales, suite à l’abolition du servage.
Lorsque Kandinsky arrive au terme de ses études, son professeur lui propose de suivre ses traces et de se rendre dans une région rurale et populaire de la Russie pour étudier les coutumes juridiques des populations locales.
Dans la Russie impériale de cette époque, deux mondes cohabitent sans vraiment se connaitre : le monde des villes, profondément occidentalisé – on y parle français, s’habille comme en Europe de l’ouest, on s’appuie sur un système juridique relevant du droit romano-germanique – et le monde des campagnes – où la culture traditionnelle paysanne russe prédomine, et où le droit coutumier est de rigueur.
Au XIXe siècle la majorité de l’élite intellectuelle des villes rejette cette culture traditionnelle et souhaite sa disparition au profit de la culture urbaine occidentale, jugée plus moderne. L’un des premiers défenseurs de ce monde que l’on qualifie de « vieux-russe » est le philosophe Vladimir Sergeïevitch Soloviev qui publie en 1874 sa Critique de la philosophie occidentale. Il y développe l’idée d’un triple échec de la pensée occidentale qui implique, selon lui, l’échec de la Philosophie. Il faut désormais trouver d’autres chemins, une nouvelle science qui unirait « la philosophie récente de forme occidentale (…) [et la] forme de foi et d’observation spirituelle que pratiquent les grandes théories théologiques de l’Orient. (…) La philosophie tend la main à la religion »2. Cette nouvelle science, Soloviev la qualifie de « savoir de l’âme » ou de « spirituelle ». Une notion qui jouera un rôle essentiel dans l’œuvre de Kandinsky.
Au-delà de la question littéraire et philosophique, le dédoublement de la norme juridique est une source supplémentaire de conflit entre les mondes urbains et ruraux. Certains sont partisans, au nom du progrès, d’annihiler ces traditions locales et de faire régner le droit romain sur l’ensemble de l’empire. D’autres, comme l’écrivain Dostoïevski ou le Professeur Boulgakov appellent plutôt à l’étude de ce système afin de mêler ses normes à celles du droit romain, d’enrichir celui-ci de l’apport de l’expérience paysanne.
C’est dans cette optique que Kandinsky organise son voyage ethnographique et juridique vers Vologda.
Un monde coloré et spirituel
Du train au bateau, du bateau à la charrette, de la charrette au simple cheval, le voyage de Kandinsky est de plus en plus solitaire. Il décrit ainsi ses sensations :
« Je voyageais seul, et sentais combien cet isolement en moi-même dans la nature environnante m’était favorable. (…) J’arrivais dans un village dont tous les habitants sans exception étaient vêtus de gris, leurs visages et leurs cheveux étaient d’un jaune-vert, ou au contraire, ils étalaient une extraordinaire variété de costumes bariolés et semblaient de vivantes images peintes, se promenant sur deux jambes. Je n’oublierai jamais les grandes maisons de bois aux toits sculptés. Dans ces maisons merveilleuses, j’ai eu de rares impressions qui ne se sont jamais renouvelées. Elles m’apprirent à m’émouvoir, à vivre en peinture. »3
Au contact de la culture « vieux-Russe » Kandinsky découvre la puissance spirituelle des images et des couleurs, il admire les broderies, les sculptures et les reliefs qui ornent les isbas.
Trouvant l’occasion d’entrer dans l’une d’entre elles, il raconte : « Je me souviens avec netteté de la façon dont je me suis arrêté sur le seuil, devant ce spectacle inattendu. La table, les bancs, le poêle – si important et énorme – les armoires, les buffets, tout cela était peint avec des ornements amples et bariolés. Sur les murs – des loubki : un preux représenté symboliquement, une bataille, une chanson traduite en couleur. (…) Quand je pénétrai finalement dans la chambre, la peinture m’encercla et je pénétrai en elle. »4
Son voyage de deux mois prend la forme d’une retraite méditative qui le bouleverse profondément. Au cours de ce séjour, il acquiert la certitude que « le monde raisonne, et rien n’est muet ». Lorsqu’il rentre à Moscou, le 30 Juillet 1889, ramenant avec lui plus de 500 pages de prises de notes sur son voyage, il est devenu un autre homme.
La Vie Mélangée ou le souvenir du voyage au contact de la culture Vieux-Russe
En 1907, Kandinsky se consacre désormais entièrement à l’art. Il a quitté Moscou et s’est formé à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. En très peu de temps, il est passé d’élève à professeur, mais il n’a pas encore trouvé sa voie et malgré quelques réticences, il part pour Paris, se confronter aux avant-gardes. Cependant, l’effervescence et les questionnements plastiques parisiens ne lui conviennent guère. Il s’installe à Sèvres, comme pour garder une distance raisonnable entre lui et Montparnasse.
Alors que Picasso s’est lancé dans l’aventure des Demoiselles d’Avignon et que Matisse tourne son regard vers le Maroc, Kandinsky compose une grande toile aux apparences divisionnistes et aux contrastes puissants : Das Bunte Leben.
Dans un vaste paysage qui rappelle la région de Vologda, une foule de personnages se mêle sans lien apparent les uns avec les autres. Mais plus on regarde cette composition, et plus on y retrouve de personnages et d’éléments issus de la culture Vieux-Russe.
Aux côtés d’une paysanne en habit traditionnel, une Vierge à l’enfant rappelle les Madones orthodoxes. Un peu plus loin, un patriarche avec sa longue barbe et sa croix, se tient au-devant d’une bataille, image habituelle des Loukbi (équivalent russe de nos images d’Épinal) que le peintre a pu admirer autrefois dans les isbas d’Oust-Sysolsk. Un cavalier se démarque : il s’agit sans doute de Saint Georges, personnage très important de la culture populaire. C’est d’ailleurs sans doute lui que l’on retrouve un peu plus loin tenant la princesse sauvée dans ses bras. Le vieil homme barbu avec un panier dans le dos peut être vu comme Saint Nicolas. Quant aux deux jeunes gens enlacés, il s’agit des frères Boris et Gleb, fils du Grand-Prince Vladimir de Kiev, qui apporta le christianisme en Russie. Vénérés comme les premiers Saints russes après avoir été tués par leur frère ainé, ils sont les héros de la première légende des Saints, écrite au XIe siècle. Ces frères enlacés forment un des motifs les plus représentés dans l’imagerie populaire russe, comme dans les icônes, et ce jusqu’au XXe siècle.
A l’église populaire au toit conique qui se démarque à l’arrière-plan, répondent en hauteur, les dômes rutilants qui dépassent au-dessus des murailles de la ville. C’est toute la culture traditionnelle Russe et sa puissance spirituelle qui prend vie sous nos yeux. Le rendu divisionniste lui-même doit bien plus aux broderies des paysannes qu’aux inventions de Seurat et Signac.
Kandinsky à Paris… ou pas.
L’idée de ce tableau qui rassemble ces personnages au-delà de toute narration, lui vient directement de son voyage d’étude. Au cours de ses pérégrinations, Kandinsky avait contracté une fièvre typhoïde qui l’avait fait délirer : il lui sembla voir une fourmillante communauté bariolée d’êtres humains rassemblés dans un but qu’il ne parvenait pas à saisir. Des années plus tard, cette hallucination est à l’origine de La vie mélangée.
C’est ce bagage culturel que revendique Kandinsky alors qu’il est en France. Aucun élément des avant-gardes ne correspond à sa pensée. Il aspire à la spiritualité du monde Vieux-Russe où les Madones voisinent avec des sorcières (l’Isba de Baba Yaga montée sur des pattes de poulet apparait en haut à droite de la toile, perchée sur la montagne), où les chevaliers sauvent des princesses, où les paysannes portent ces extraordinaires vêtements brodés, dans un paysage qui évoque ces contrées lointaines, aux confins de l’Europe.
Un seul indice de la composition témoigne du passage de Kandinsky dans la région parisienne en ces années cruciales de 1906-1907 : il n’est pas à chercher dans une palette d’influence fauve, mais dans la présence d’un véritable félin, qui s’est glissé en bas à droite : il s’agit de Vaska, le chat adopté à Sèvres par l’artiste et qui l’assista dans la création de cette œuvre… russe.