Visuel :
Sans titre (For John), 1975-6, Christian Dotremont
Tate, Londres / présenté à Asger Jorn Foundation, 1978.
© DACS, 2020. Photographie : Tate.
https://www.tate.org.uk/art/work/P03247
Dans sa définition des stades de Cobra, Christian Dotremont scelle le destin du groupe en trois respirations : « Cobra a trois stades, comme en même temps, que j’ai appelés le spécialisme (par exemple, le peintre peint), l’interspécialisme (le peintre et l’écrivain peignent une peinture-mot sans préalable) et l’antispécialisme (le peintre écrit)1.» Prophétique, ce dernier schème apparaît comme l’une des principales perspectives du dessein collectif de Cobra. En effet, la rencontre de la spontanéité, l’absence de hiérarchie dogmatique, l’abondance des correspondances et les multiples rencontres internationales — qui constituent l’essence de ce groupe — ne pouvaient mener qu’à des collaborations inédites.
Pour comprendre ce dépassement — qui n’a évidemment rien d’excluant — du spécialisme, il faut remonter le temps, bien avant que les plumes et les pinceaux ne s’activent dans l’effervescence de Cobra. Au sortir de la guerre, en supplantant la recherche en solitaire par un devenir associatif, Asger Jorn entend rompre avec le passé2. Pour défendre cette idée, il publie en 1945, dans le catalogue de l’exposition Høst, le manifeste Den ny Realisme (Le nouveau réalisme). En filigrane de ce texte, il tend à placer l’art danois sur la sphère artistique internationale, à valoriser le travail expérimental et à définir un homme nouveau — à la fois libre et collectif. Il invite à l’abolition des frontières artistiques et à un devenir adogmatique. Fort de ces idées, il entame l’année suivante un voyage en Europe. À Amsterdam, Jorn rencontre le peintre néerlandais Constant, à qui il révèle l’existence d’une peinture spontanée danoise et à qui il montre des exemplaires de sa revue Helhesten3. Jorn invite Constant à former un groupe expérimental aux Pays-Bas en vue de contribuer, par la suite, à un mouvement d’envergure internationale. Cette attention dirigée découlera quelques temps plus tard sur la création du groupe Reflex puis de Cobra. Dans ce climat pré-Cobra, les objectifs globaux de Jorn sont déjà à l’aune du champ d’action de Christian Dotremont qui, de son côté, s’emploie à la parution de la revue Les Deux sœurs4 ainsi qu’à la constitution du rassemblement des surréalistes révolutionnaires5. À ce stade, le dénominateur commun de ces activités nationales est à situer au niveau des actions littéraires ; les revues d’avant-gardes se voient alors dotées d’un rôle crucial en cela qu’elles permettent de fédérer des individualités artistiques vers une collectivité, de constituer une tribune critique à l’égard du surréalisme et du courant abstrait ambiant tout en théorisant leurs activités créatives6. Dans cette volonté de rapprochement disciplinaire, Asger Jorn et Christian Dotremont réalisent, en octobre 1948, leurs premières « peintures-mots » sur toile et papier ; celles-ci attestent de la rencontre du peintre et du poète — chacun restant pour l’heure dans son domaine de prédilection mais aboutissant à la promesse d’un devenir communautaire — que Cobra sacralisera, comme le communique Dotremont à Constant dans une lettre rédigée quelques semaines avant la réunion fondatrice du 8 novembre 1948 : « Jorn et moi avons beaucoup travaillé pendant trois jours. Nous avons pris de petites toiles, parfois j’ai commencé à écrire des mots, puis Jorn a peint ; parfois cela a été l’inverse. Nous avons voulu mêler organiquement mots et images7». Cette recherche organique ira grandissante lors du premier congrès international Cobra à Bregnerød où, durant l’été 1949, une petite communauté d’artistes s’exprima de façon créative, à même les murs et le plafond de la maison qu’ils occupent. Sur place, ils peignent, écrivent des poèmes et réalisent des sculptures librement ; un mois durant, les artistes travailleront séparément et collectivement, de manière spécialisée et antispécialisée : « les non-peintres ont peint, les non-sculpteurs ont sculpté […] les non-poètes ont écrit8.» Cette rencontre dépeint toutes les caractéristiques du groupe : des racines nationales à la vie internationale, de la valorisation du travail des enfants — Klaus Jorn, âgé de sept ans, sera du nombre des participants — à la ligne spontanée, de la recherche expérimentale à la vie en communauté. En novembre 1949, Karel Appel, Corneille et Constant — tous trois absents à Bregnerød—, rejoignent Asger Jorn à Silkeborg afin de participer à l’exposition annuelle du groupe Høst ; dans le même esprit qu’à Bregnerød, ils interviennent à l’aide d’un bestiaire fantastique sur les murs maculés de leur hôte, le céramiste Erik Nyholm. Ces intégrations décoratives attestent d’une volonté de sortir du cadre, d’abolir les frontières effrayantes du traditionalisme mais avant tout de laisser place à la libre créativité.
Cette vitalité ne fut possible qu’à la suite de rencontres et de réunions — souvent informelles — entre les ramifications nationales de Cobra. Déjà, lors de la rédaction du manifeste La Cause était entendue, un appel aux « artistes de n’importe quel pays9 » avait été lancé afin de « travailler ensemble10 » mais surtout en vue d’éclater l’idée de centre de production ou de scène ; l’art devant, comme le souhaitait Jorn quelques années plus tôt, être le fruit d’une association et sans frontières. Pour ce faire, de nombreux lieux sont à placer sur la cartographie du groupe. Ceux-ci permettent de mettre en branle un processus d’actions communes mais également le développement, la recherche et la promotion des activités artistiques et contestataires. Dans la limite de ces lignes, retenons-en deux : le 10 rue de la Paille et les ateliers du Marais. Le premier, modeste voire misérable, était non seulement le domicile de Christian Dotremont mais également un lieu de passage qui vit défiler de nombreux peintres et poètes ; il abrita notamment les réunions hebdomadaires de l’aile littéraire belge du groupe avec Paul Bourgoignie, Jacques Calonne, Marcel Havrenne et Joseph Noiret11 ; cette petite maison vit l’animation des premières expériences d’écriture et de peinture partagées12. Le passage par Bruxelles devient incontournable lorsque s’ouvrent, en 1949, les ateliers — insalubres — du Marais ; aujourd’hui détruits, ils abritaient Pierre Alechinsky et sa femme Micky ainsi qu’une communauté d’artistes résidents ou en itinérances13. Dans ce lieu, tout permettait l’antispécialisme ; la recherche artistique s’y faisait seul et à plusieurs sous la forme d’un congrès permanent ; Appel, Constant, Corneille, Dotremont, Jorn, Atlan, Österlin, Götz, Uffe Harder, Noiret, Raine, Reinhoud, De Heusch, Bury, Ubac, Van Lint et Vandercam sont du nombre des participants. Comme l’exprime à ce sujet Nathalie Aubert : « Cette géographie de la misère, est donc aussi celle par où est passée l’expérimentation en art à la fin des années quarante dans Cobra : lieux pour l’essentiel privés, où l’on crée ensemble, ils s’opposent encore en cela aux lieux publics des surréalistes, tel le café, lieu centrifuge »14. Au gré de ces rencontres et des actions communes, un réseau Cobra se constitua ; il permit d’activer, sous la forme diasporique, une kyrielle d’activités au sein desquelles le rapprochement entre les peintres et les littérateurs se fit progressivement.
Après la dissolution de Cobra en 1951, les membres du groupe prolongent, dans la seconde partie du XXe siècle, les axes fondateurs ; ça et là par le biais de chemins individuels ou d’initiatives collectives. La création à quatre mains est l’occasion de réunir les anciens membres de Cobra et d’établir de nouvelles collaborations avec d’autres peintres et poètes partageant l’esprit du groupe. En 1954, à Albisola en Italie, Jorn fonde le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (M.I.B.I.) au sein duquel il développe le laboratoire d’art expérimental à Alba. Il sera rejoint par des artistes italiens — Enrico Baj, Sergio Dangelo, Pinot-Gallizio Lucio Fontana — mais également par des membres de Cobra : Alechinsky, Appel et Corneille. L’envie de contester et le besoin de créer en groupe étant prégnants, Asger Jorn enclenchera dès 1956 la seconde phase du M.I.B.I., celle qui le portera jusqu’aux contestations de l’International Situationniste. Il ne sera pas le seul à vouloir recréer un climat d’actions communes. La même année, Christian Dotremont organise à la galerie Taptoe la première exposition Cobra après Cobra ; les membres du groupe se réunissant pour exposer mais également pour créer des œuvres collectives. Dans la foulée de ces activités et à la suite de contacts renoués, Dotremont réalise de nombreuses peintures-mots et rédige des recueils illustrés par des membres de Cobra (Vues, Laponie, Fagnes, Digue, Les livres d’un jour). Ces derniers seront à lire et à regarder comme les laboratoires d’une nouvelle attitude artistique — de par les interactions produites entre les mots et les images. À la suite du recueil Fagnes et la réalisation du film Un autre monde15, Dotremont continue sa collaboration avec Serge Vandercam en se plongeant dans l’univers tourbeux de la série des Boues et des Bouologismes. Ensemble, ils triturent l’argile, malmènent les surfaces, créent d’énormes béances où viennent se loger des aphorismes poétiques gravés à l’aide d’un clou. Ce travail mènera Dotremont, sous la lecture de Gaston Bachelard et par l’intermédiaire de nombreux voyages en Laponie, sur la voie des logogrammes. À la suite de sa collaboration avec Christian Dotremont, Serge Vandercam se rend quant à lui en Italie où il expérimente avec Sergio Dangelo la projection — violente — d’émaux, de pastels et de pigments sur le papier. D’autres revues comme Phantomas ou Plus+, permettront, à leur mesure, de confirmer l’envie de se rassembler mais aussi de partager l’ambition antispécialiste à un plus grand nombre, comme le défend Jean Dypréau dans son article « L’œil et la main » : « La plume, le pinceau en main, le poète, le peintre poursuivent le même lièvre. J’imagine, je justifie le réel »16. S’ouvre alors un second pan de l’histoire de Cobra où de nombreux artistes, absents durant la vie du groupe, se reconnaissent dans ce qui fut porté et défendu trois années durant ; ils rejoignent, alors convaincus, un train déjà passé mais dont la trace est encore bien présente.
D’autres occasions permettront aux artistes de se retrouver, comme en 1963 lorsque Walasse Ting et Pierre Alechinsky travaillent à une série de peintures partagées signées de leur pseudonyme : Aleching. Durant les années soixante-dix, Alechinsky et Dotremont collaboreront à de nombreuses reprises — ce qui n’était pas le cas durant la période Cobra17 — ; notamment en 1972, lorsque les écritures marginales et les logogrammes se partagent le pavillon belge de la Biennale de Venise ou lorsqu’ils investissent la station Delta du métro bruxellois. Entre 1976 et 1978, Alechinsky et Appel réalisent à Bougival et à New York, une série d’Encres à deux pinceaux, qui inspirent chacune à Hugo Claus un poème.
Cet esprit Cobra reste donc latent tant dans les aventures individuelles que collectives, les rencontres picturales et littéraires, les réunions sur la toile ou sur la page, ne laisseront jamais l’engagement au mouvement se démentir même s’il est à noter que de nombreuses critiques, formulées notamment par Alechinsky, Constant et Jorn, exprimeront la lourdeur de ce passif artistique. Cobra aura permis d’affranchir les limites du spécialisme en offrant à tous la possibilité d’exister, ça et là seul ou à plusieurs, au rythme du geste et de la liberté.
1 Les objectifs de Cobra sont défendus dans l’article suivant : Christian Dotremont, « Cobra, qu’est-ce que c’est ? », in Richard Miller, Cobra, Nouvelles éditions françaises, Paris, 1994, n.p.
2 Il est également intéressant de noter qu’il rompt avec son nom de famille — Jørgensen — pour devenir : Asger Jorn.
3 Helhesten (le Cheval en enfer), est le nom d’une revenue danoise, crée par Asger Jorn, qui servira de modèle à la revue Cobra ; entre 1941 et 1944, douze numéros seront publiés.
4 Les surréalistes révolutionnaires veulent se réapproprier le surréalisme et concilier l’univers et le désir, c’est-à-dire : l’action politico-sociale et la poésie. Christian Dotremont en faisait déjà éloge dans son article sur le Surréalisme Révolutionnaire : « c’est à dire la poésie et la révolution, les deux termes à réconcilier pour changer la vie et transformer le monde. » Pour un complément d’information, le lecteur se référera à ce texte fondateur : Christian Dotremont, « Le Surréalisme Révolutionnaire », in Les Deux Sœurs, n° 3, 1947.
5 Loc. cit.
6 Jorn en est conscient car il souligne l’importance de créer une revue qui leur serve de tribune et dont certains articles pourraient être repris par d’autres revues d’avant-garde comme Le Surréalisme révolutionnaire. L’animation intellectuelle et poétique qui en découle ne sera pas du goût de l’ensemble des artistes qui, pour d’aucuns, préféreront s’en tenir à la forme plastique.
7 Lettre citée dans Michel Draguet, Cobra, Paris, Hazan, 2008, p. 267.
8 Christian Dotremont, « Compte rendu des rencontres et dictionnaire dispersé » in Le Petit Cobra, n° 2, Bruxelles, 1949, n.p.
9 À ce sujet, nous renvoyons le lecteur au tract-manifeste « La Cause était entendue » où Dotremont écrit : « Nous travaillons ensemble, nous travaillerons ensemble » ; ce document est reproduit dans l’ouvrage suivant : Guy Dotremont, Cobraland, Bruxelles, La Pierre d’Alun, 1998, p. 41.
10 Loc. cit.
11 Pour un complément d’information, nous conseillons au lecteur le brillant article de Nathalie Aubert : Nathalie Aubert, « 10 rue de la Paille, Bruxelles, capitale Cobraland », in Textyle, n° 47, Bruxelles, 2015, p. 123-138.
12 Willemijn Stokvis, op. cit., p. 270.
13 Comme pour Reinhoud d’Haese, Michel Olyff ou Corneille Hannoset.
14 Nathalie Aubert, op. cit., p. 123-138.
15 Pour une lecture approfondie sur le sujet, voir le dossier thématique publié par Segolène Le Men, Marie Godet, Julie Waseige, Denis Laoureux et Anthony Spiegeler, sur la revue et encyclopédie multimédia des arts, Koregos : https://www.koregos.org/fr/dossiers/un-autre-monde/
16 Jean Dypréau, « L’œil et la main », in Plus +, n° 2, 1958, p.15.
17 Willemijn Stokvis, op. cit., p. 404.