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Artemisia Online - Article

Gare aux sorcières !

La scène est effrayante : au milieu d’un paysage torturé, toutes sortes de symboles maléfiques se mélangent (fig.1). Au premier plan, trois femmes s’affairent à la préparation d’une potion, l’une, corpulente et nue, nous tourne le dos en touillant à l’aide d’un os, tandis que les deux autres, plus âgées, sont debout et consultent un

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La scène est effrayante : au milieu d’un paysage torturé, toutes sortes de symboles maléfiques se mélangent (fig.1).

Fig. 1. : Jacques de Gheyn (II) (d’après), Préparation au sabbat des sorcières, gravure, c.1608 – 1612, Rijksmuseum, Amsterdam

Au premier plan, trois femmes s’affairent à la préparation d’une potion, l’une, corpulente et nue, nous tourne le dos en touillant à l’aide d’un os, tandis que les deux autres, plus âgées, sont debout et consultent un grimoire, l’une habillée semble écouter l’autre dévêtue. Aucun doute : nous sommes face à de terribles sorcières. Autour d’elles, des confrères âgées et dénudées chevauchent d’inquiétantes créatures, chimères en tout genre. L’une d’entre elles en haut à gauche semble atteindre un moment d’extase alors que les cieux autour sont orageux : un éclair frappe un rocher qui se délite en étincelles. Des attributs de sorcellerie sont parsemés dans la composition : familiers que sont les chats et crapauds, balais, chaudron fumant, salamandre censée vivre au milieu des flammes, dragons diaboliques, crânes et ossements, et même, dans un coin, une tête décapitée. Certaines femmes tiennent à la main des éclairs, référence à leur pouvoir de perturber la météo et détruire les récoltes. L’arbre sinueux et les nuages noirs participent à l’angoisse que la scène inspire, tout comme le traitement du clair-obscur, qui nous indique que la scène se passe la nuit – évidemment ! A l’horizon, on aperçoit un village parmi l’eau et les montagnes : il s’agit de Blåkulla, l’île légendaire où le diable reçoit sa cour terrestre lors du Sabbat des sorcières. C’est donc la préparation de cet événement dont nous sommes témoins ici : les protagonistes du premier plan concoctent sans doute un onguent de vol pour l’occasion. 

Cette gravure est l’œuvre de Jacques de Gheyn II (Anvers, 1565 – La Haye, 1629) est l’un des plus grands graveurs et dessinateur des Pays Bas du Nord. Il apprend la gravure chez le célèbre maître Hendrick Goltzius à Haarlem, avant d’ouvrir son propre atelier. Son travail est avant tout basé sur l’observation de la nature. Il exécute notamment diverses études d’animaux méticuleuses, sous différents angles, qui s’apparentent à des planches d’histoire naturelle : grenouilles, souris, insectes. C’est un artiste inspiré par le naturel, et comme on le voit ici, le surnaturel. 

Contrairement à notre image préconçue de « l’Age sombre », les vagues de chasses aux sorcières sont bien plus importantes aux XVIe et XVIIe siècles qu’elles ne le sont au Moyen Âge. Beaucoup de gens, en particulier des femmes âgées et vivants seules, sont accusées, torturées et exécutées, et ce dans toute l’Europe. Le débat sur l’existence de la sorcellerie et ses pouvoirs est intense. Plusieurs publications en discutent, le manuel le plus célèbre étant le Malleus Maleficarum (1486, le « marteau des sorcières ») écrit par deux moines Dominicains, Jackob Sprenger et Heinrich Institoris. Ce sujet n’est absolument pas considéré trivial, et de grands noms s’y intéressent, comme le roi d’Ecosse et d’Angleterre James Ie qui écrit son traité Daemonologie en 1597. Les textes cherchent notamment des explications à l’incompréhensible de l’époque (comètes, maladie du bétail), mais portent également un regard réprobateur sur certains thèmes notamment un jugement patriarcal face à la sexualité féminine. Procès, tortures, bûchers : certaines régions sont plus touchées que d’autres. Les Pays-Bas du Nord abritent beaucoup de sceptiques, surtout la Hollande où la dernière exécution a lieu en 1608. La province compte 35 condamnations à mort entre 1500 et 1800, pour une estimation de 50.000 dans l’Europe entière. Il ne s’agit pourtant pas d’un manque d’intérêt, comme notre gravure semble l’illustrer. 

Fig. 2 : Jacques de Gheyn (II), Sabbat de sorcières, c. 1600, dessin à l’encre, Metropolitan Museum, New York

De Gheyn (II) dessine de nombreuses scènes associées à la sorcellerie et semble bien connaître la littérature associée (fig.2). On y croise énormément de détails témoignant de son observation assidue de la nature (arbres et végétation, animaux). Ses sorcières ne répondent pas du tout l’idéal de beauté de l’époque, comme souvent, et font preuve d’une absence totale de pudeur. De ce corpus intriguant, la Préparation au sabbat des sorcières est la seule de ces scènes qui sera gravée (dessin c. 1603-1605 à la Staatsgalerie, Stuttgart, gravure c.1608 – 1612 publiée par Nicolaes de Clerck). L’artiste trouve chez plusieurs prédécesseurs de précieuses inspirations. Au XVIe siècle, Albrecht Altdorfer, Lucas Cranach l’Ancien et Pieter Bruegel l’Ancien peignent des sorcières. C’est probablement chez l’allemand Hans Baldung Grien que De Gheyn (II) observe l’inquiétant clair-obscur. Mais le plus fameux est sans doute Dürer et sa vieille Sorcière (fig. 3) chevauchant une chèvre, symbole du diable, et entourée de putti. Ce détail décalé et comique des amours est repris par De Gheyn (II), où l’angelot est monté sur une sorte de dragon ailé à la gauche de la scène. L’association du démoniaque, de la nudité féminine non idéalisé et d’éléments comiques trouve sans doute sa source dans une misogynie générale lié au thème de la sorcellerie. La technique de la gravure et de l’imprimerie a participé à la standardisation des idées sur le sujet et la facilitation de procès de grande envergure. Pourtant ici, l’intention de l’artiste est probablement autre.

Fig. 3 : Albrecht Dürer, La Sorcière, c. 1500, Metropolitan Museum, New York

On ne sait exactement ce qui a inspiré De Gheyn (II) à représenter ces étranges compositions. En Hollande, malgré le faible nombre de procès et d’exécutions, il existe de sérieux questionnements autour du personnage de la sorcière, vis-à-vis de sa nature, notamment à Leyde, où De Gheyn (II) travaille un temps. Il y côtoie des professeurs de l’Université, intéressés par le sujet et souvent opposés aux procès jugés pour la plupart mal fondés et douteux. L’artiste semble ici participer au courant de scepticisme en illustrant la nature totalement fictive et fantasmagorique du sabbat : la composition est une réflexion sur l’illusion de la sorcellerie. En effet, la littérature de l’époque affirme que la sorcellerie passe notamment par des phantasia, ou apparitions mentales que le diable plante dans notre imaginaire. Autrement dit : voir dans son esprit le genre d’images que De Gheyn (II) a dépeint ici est un acte de sorcellerie à part entière ! N’est-ce donc pas le comble même que l’artiste puisse « invoquer » à notre esprit ce genre d’images -sans danger ? 

« Demander ˝qu’est-ce qu’une sorcière˝, écrit Claudia Swann, c’est en quelque sorte demander ˝qu’est-ce qu’une image de sorcière ? ˝» tant la définition de ce personnage est entièrement fabriquée par l’esprit humain. 

Image de Sarah Moine

Sarah Moine

Après des études en histoire de l’art à l’Ecole du Louvre, Sarah Moine a complété son Master à l’université de Leyde où elle a pu parfaire sa spécialisation en art hollandais, notamment à travers un mémoire de recherche sur les natures mortes dans la peinture des Pays-Bas du Nord. Une formation en paléographie lui a permis de débuter ses recherches pour sa thèse en cours concernant la production artistique de la ville de Leyde entre la fin du XVIème et le début du XVIIème siècle. Elle a notamment participé à l’élaboration de l’exposition Pilgrims to America au musée du Lakenhal (2020), ainsi qu’au projet de recherche Leidse Kunstambachten (les arts et artisanats à Leyde) organisé par le RKD, le centre de documentation national pour l’histoire de l’art (La Haye). Elle travaille actuellement au Pilgrim Museum (Leyde), où elle présente les collections XVIIème siècle et médiévales au public. Ses publications incluent une entrée pour le Dictionnaire des Pays-Bas au Siècle d’Or (ed. Catherine Secretan, Willem Frijhoff, 2018) et un essai sur les natures mortes dans le catalogue Intellectual Baggage (Jeremy Bangs, 2020).
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