Au dernier étage du musée d’Orsay, au travers de la grande horloge vitrée, on aperçoit la butte Montmartre qui s’élève au loin, de l’autre côté de la Seine. Si elle évoque la fête, la folie, l’érotisme et les débordements joyeux, les aiguilles de l’horloge elles, tournent immuablement, symbole du temps qui passe et de la décadence inéluctable.
Ces deux éléments sont au cœur des deux panneaux de Toulouse Lautrec installés dans ce décor, et du destin terrible de leur protagoniste. Conçus en 1895 pour la baraque de la Goulue, à la Foire du Trône à Paris, ils témoignent de la fidélité de Lautrec à ses amis, même alors que leur étoile décline.
La Goulue est une des figures les plus marquantes du Montmartre festif et artistique. Danseuse hors-pair, libre et spontanée, elle envoute et enflamme le public du Moulin Rouge. Un de ses collègue raconte le soir où elle y a dansé devant le Prince de Galle : « On ne pouvait pas la suivre, on aurait dit un papillon. Elle était éblouissante, cette fille-là. Et Valentin Le Désossé avait peine à la suivre. Je n’ai jamais vu d’égale. Franchement, j’ai vu des gens qui dansaient mieux, mais elle, elle était la danse, vous comprenez. Elle n’était pas une danseuse, elle était la danse. Et elle s’est précipitée, elle a souri à la musique comme si elle voulait la mordre, et dans un grand écart éblouissant et glissant, elle est venue mourir aux pieds de l’orchestre. Absolument comme un papillon de nuit. Elle s’est relevée. Et sans saluer personne, elle est montée dans sa loge. »
La Goulue est un phénomène. Photographiée, applaudie, adulée, c’est elle que Lautrec place au cœur de sa célèbre affiche pour le Moulin Rouge, car c’est elle que l’on vient y voir.
Henri de Toulouse Lautrec, issu d’une longue lignée aristocratique, a délaissé la vie de château en province au profit de l’enivrement des plaisirs de la capitale et de la richesse du renouveau artistique parisien. Il se passionne pour ce monde de fête ou les mœurs sont chamboulées, où les femmes prennent des libertés que la société corsetée de l’époque leur refuse. Au Moulin Rouge les filles revendiquent leur indépendance. Elles se font appeler Nini-Patte-en-l’air, la Môme fromage, la Sauterelle ou encore Grille-d’Égout. Louise Weber elle, choisi de se faire appeler « La Goulue ». Insolente, vive et culottée, elle finit les verres et déclare avec gouaille son appétit de vivre. Se moquant des règles qui interdisent aux femmes de se rendre au bal sans la compagnie d’un homme, elle se présente un jour avec un bouc car, déclare-t-elle, ça « sent moins mauvais qu’un homme ».
C’est une erreur d’interprétation qui nous amènerait à penser que le cancan qu’elle danse au Moulin Rouge est une énième mise en scène sensuelle du corps de la femme pour le plaisir des hommes. Cette danse marque au contraire la prise de pouvoir des femmes sur leur propre corps.
En ce temps-là, le quadrille est très à la mode et une nouvelle figure fait son apparition. On l’appelle « le cavalier seul ». La femme n’étant pas autorisée à soulever sa robe ni à trop écarter ses jambes, elle reste immobile le temps que son cavalier se défoule dans les postures les plus incongrues : il saute, fait le grand écart, ou des sauts périlleux, voire marche sur les mains si cela lui chante, bref il gesticule en tous sens au grès de ses envies (et de ses capacités). La cavalière, elle, regarde passivement.
Le cancan marque ce moment où les femmes affranchissent leur corps de toutes ces règles qu’on leur impose, et à leur tour, bougent en tous sens lèvent leur robe pour libérer le mouvement de leurs jambes qu’elles redressent au-dessus de leur tête, assumant grand-écarts, lancés et roues et ce, aux dépens des règles de bienséances de leur temps.
Lautrec admire ces jeunes femmes, leur gouaille, leur liberté, leur joie de vivre. Il se lie d’amitié avec la Goulue que l’on retrouve dans nombre de ses œuvres.
Mais à trente ans, la jeune femme envisage une reconversion et compte sur sa notoriété pour monter un spectacle à elle, à la Foire du Trône. Fidèle à son amie, Lautrec lui crée ces deux panneaux pour décorer la baraque où elle fait ses numéros.
Mais malgré l’œuvre encourageante de Lautrec, les aiguilles de l’horloge tournent inéluctablement et le succès n’est plus au rendez-vous. La Goulue tente de se faire dompteuse et achète quelques bêtes édentées. Peu à peu, elle sombre dans la misère. En 1987, l’actrice Arletty se souvient de l’avoir vue, quand elle était enfant : “Nous allions en mai avec mes parents à la fête à Neuilly. Elle dansait pas, là elle était dompteuse. En 1916-17, je la rencontrai dans le métro. J’avais une admiration pour cette femme. Elle était infiniment sympathique. Dompteuse, elle avait pas peur hein, déjà. Oui, c’est un de mes grands souvenirs, La Goulue. Après, elle a fini au pont de Neuilly, dans une petite baraque. Grandeur et décadence, ça c’est la vie. Mais c’est… cruel.”
Grandeur et décadence. C’est de cela qu’il s’agit dans les deux panneaux peints par Lautrec, qui aujourd’hui contemplent la butte Montmartre au travers de la grande horloge vitrée, du musée d’Orsay.