Artiste, et pédagogue exceptionnel, Paul Klee a exploré sans relâche le pouvoir sémantique de la Forme, tant dans son art que dans ses notes théoriques sur lesquelles il basait ses cours au Bauhaus Klee1 y décrit, à l’aide de croquis, dessins et peintures, comment en art, la forme, même la plus simple, est une forme-pensée.
Prenons comme exemple la peinture intitulée Le chemin de la citadelle (1937). Comment lire ce « récit » composé de formes et de signes ?
Parcourir avec les yeux
Organisée en petites surfaces colorées géométriques, cette peinture présente une certaine absence de point focal, ce qui fait que, de prime abord, le regard cherche comment la parcourir. L’œil étant attiré par les contrastes, il peut néanmoins y trouver plusieurs points d’entrée : par exemple la grande surface orange au tiers supérieur gauche du tableau – contraste de taille. Ou bien les rectangles/carrés d’un bleu turquoise intense placés à côté d’une surface orange vif – contraste de couleur. Enfin, les flèches qui contrastent par leur forme (une ligne au lieu d’une surface plane) et leur couleur très lumineuse.
Une fois entré dans le tableau, notre regard va se promener en rebondissant de surface en surface, en explorant la composition au hasard comme une balade dans les ruelles d’un village. Il aura aussi repéré les flèches et va passer de l’une à l’autre.
Jouer avec les codes
La flèche est LE signe par excellence. C’est une ligne terminée par une pointe qui lance notre regard dans une direction, tout à fait comme un signe (mot, symbole, forme codée, etc.) pointe notre attention vers cette chose ou ce concept qu’il représente.
D’autres codes sont suggérés dans cette peinture : doit-on la regarder comme vue du ciel, dans ce cas on peut imaginer que ces formes sont des toits. Ou comme une représentation à la verticale, et dans ce cas on envisage une construction faite de facettes, un peu comme un jeu de cubes en bois – une même surface pouvant être lue à la fois avançant ou reculant. Mais on peut aussi lire le tableau comme une simple organisation de formes colorées, sans y projeter ces codes de représentation de la profondeur.
Une chose est sûre, c’est que l’artiste a décidé de ne pas se servir des règles de la perspective telles qu’elles nous ont été léguées par les peintres de la Renaissance. Il n’y a ici ni ligne d’horizon, ni point(s) de fuite cohérent(s).
« Parler peinture »
De quoi parlent les peintres dans leur tableau ? Et bien, le plus souvent, il parlent de peinture ! Klee ne nous démontre pas le meilleur chemin pour trouver la citadelle, il parle de sonorités colorées, d’organisation de l’espace par les tonalités chaudes ou froides, il parle d’harmonie et d’équilibre dans l’asymétrie. Il nous donne à voir la trace humaine de la matière-peinture appliquée avec un pinceau choisi avec soin, peut-être une brosse, plutôt fine. Il raconte le support de la sous-couche sombre sur laquelle il applique des aplats de couleur d’une manière qui n’est pas uniforme – dès lors chaque surface vibre. Elles ne se touchent pas mais sont unies par ce qui reste visible de la sous-couche. Ces lignes, entourant chaque surface, apportent une ossature au discours. Klee travaille comme le musicien accompli qu’il était : par le rythme de sa construction, l’harmonie chromatique, la suggestion du mouvement. Il peint le tempo d’une marche.
Ce faisant il nous rend notre liberté et notre pouvoir de « regardeur » : à nous d’interpréter cette œuvre polyphonique. Que nous projetions sur cette image la représentation d’une ville, d’un jeu de cubes, ou rien du tout, le peintre, lui, nous raconte la poésie, la liberté, la lenteur et pourtant l’urgence inexplicable de créer des formes colorées toujours nouvelles, sans raison, comme le fait la vie elle-même. Enfin, et peut-être est-ce mon interprétation subjective, il nous invite à délaisser les conventions et à trouver le sens par nous-même.
1 On peut trouver ces notes réunies en deux volumes aux éditions Dessain et Tolra sous les titres La pensée créatrice et Histoire naturelle infinie.